La pédagogie de la sollicitude se caractérise par une dimension affective de l’apprentissage qui occupe une place centrale au niveau de la relation enseignant apprenant. Dès qu’on touche à cette pédagogie, de multiples idées apparaissent de tous côtés. S’il faut éviter de cultiver la nostalgie d’un dévouement parfaitement dégagé de toute velléité narcissique, il n’en reste pas moins nécessaire d’exercer sa vigilance pour écarter de cette sollicitude tout ce qui pourrait représenter un danger pour l’entreprise éducative elle-même.
La sollicitude entretient-elle la dépendance ?
L’amour peut représenter un danger. Cet amour passion qui s’empare parfois de l’éducateur au point de lui faire perdre toute mesure. Il ne vit plus alors que dans la fascination de l’autre, dans l’espoir d’une relation duelle privilégiée, d’une réponse à ses demandes, d’un regard dérobé, d’un échange furtif où la complicité va, un instant, permettre une sorte de fusion symbolique dans laquelle chacun des deux partenaires s’anéantira avec délice. Certes, pourtant sans illusion sur les investissements affectifs de tout éducateur dans son métier. Les enfants eux-mêmes sont rétifs à de telles relations. Mais, parfois, l’enfant se laisse prendre et c’est, alors, l’échec éducatif par excellence. La sollicitude entretient la dépendance, devient un moyen de s’attacher l’autre pour ne pas avoir, précisément, à l’éduquer.
Frappée par l’amour, la pédagogie de la sollicitude devient inquiétante, possessive et menace d’enfermement celui qu’elle prétend aider. Mais, symétriquement, tentée par la curiosité entomologiste, quand elle affecte l’indifférence affective pour se contenter d’accumuler des faits qu’elle croit objectifs, elle devient vite insupportable. On peut, en effet, pour se défier d’une affectivité que l’on soupçonne légitimement de vouloir nous engager sur une pente dangereuse, exprimer sa sollicitude par la volonté insatiable de mieux connaître l’autre. D’en découvrir les moindres ressorts personnels, d’en explorer l’environnement, d’en apprendre toute l’histoire.
Cette traque du sujet et de ses particularités prend parfois la forme d’une « attention aux différences ». Ce qui se donne comme la vertu cardinale en matière pédagogique. Or, il n’est pas sûr qu’il s’agisse là vraiment d’une vertu. Peut-être même sommes-nous ici aux rives de ce qui constitue l’un des dangers majeurs de l’entreprise pédagogique ? Qui ne voit, en effet, que l’obsession descriptive et la volonté de tout savoir sur l’élève recèlent de considérables risques d’enfermement ?
L’ignorance de l’autre, une chance à la pédagogie de la sollicitude
En fait, l’enseignant peut transformer sa sollicitude en une sorte de traque de ce qui expliquera à coup sûr le comportement de l’élève et permettra donc de le circonscrire. Ainsi « adjectivé », l’enfant acquiert une personnalité qui permet d’éluder tout travail commun de transformation. Et de n’engager avec lui aucune histoire véritable. La pédagogie de la sollicitude lui concède d’exister dans sa différence. Mais une différence héritée qui n’a rien à voir avec la différence assumée ou décidée dans laquelle une liberté s’ébauche.
L’enfant est ici réduit à un ensemble de déterminations sociologiques et de pathologies. Il devient une somme de données, voire de symptômes. On postule l’inachèvement de la personne en l’engageant dans une éducation. Mais on récuse cet inachèvement en définissant sa personnalité comme un objet de savoirs. C’est-à-dire comme un « objet », tout simplement. Or, un objet, on le transforme et on le manipule. Selon les succès ou les échecs que l’on obtient avec lui, on le casse ou on l’exhibe dans une vitrine. Mais on ne se laisse pas interpeller par lui. S’il se dérobe à notre pouvoir ou ne correspond pas à notre attente, on s’en débarrasse ou on le brise.
C’est pourquoi, étrangement à la pédagogie de la sollicitude, il faudrait faire ici un éloge appuyé de l’ignorance de l’autre dans la relation pédagogique. L’ignorance de l’histoire de l’autre est, bien souvent, une chance qui lui est donnée de repartir à zéro. Et de se dégager des déterminismes qui l’enserrent. Parce qu’il y a bien une manière d’ignorer méthodiquement l’ensemble des soucis. Et des problèmes que trimbale l’élève qui contribue à l’en délivrer, au moins partiellement. Et cette posture étrange peut même constituer une interpellation de son intelligence. Ce dont il n’est pas rare qu’un sujet, parfois même contre toute attente, sache s’en montrer digne.
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